Modène aux temps modernes
Modène est une province de l’Émilie-Romagne,
au nord de l’Italie. C’est là qu’on
y produit le fameux vinaigre balsamique que vous retrouvez
dans la section des produits fins de votre épicerie.
Le vinaigre balsamique de Modène est un produit unique,
si prestigieux qu’on l’offrait autrefois en cadeau
aux rois et aux grands hommes d’État. Il fait
partie d’un héritage culturel à préserver,
au nom de l’artisan qui est devenu le creuset d’une
expertise séculaire, mais aussi pour toute la symbolique
du rapport au temps qu’il évoque – rapport
auquel, hélas, l’homme moderne n’a guère
le temps de réfléchir! De toute évidence,
le vinaigre balsamique de Modène illustre parfaitement
le dilemme du consommateur devant choisir entre la grande
productivité et les bas prix ou le respect du rythme
de la nature… et la prime à payer.
Voyons d’abord comment est fabriqué le produit.
Généralement, le vinaigre provient de la dégradation
du vin mais, à Modène, le vinaigre balsamique
vient directement du raisin, et ce dernier est cultivé
expressément à cette fin. Ainsi, lorsqu’il
est bien gorgé de soleil et de sucre, tardivement à
l’automne, on récolte le raisin et on en cuit
le moût. Débute ensuite un long procédé
de fermentation et d’oxydation, au cours duquel le précieux
liquide fera lentement son chemin à travers une série
de tonneaux qu’on appelle la batteria, et qu’on
transmet, amoureusement, de génération en génération.
Chaque producteur possède donc sa propre batteria,
composée de 5 à 9 tonneaux de tailles et de
bois différents. Le voyage, qui peut durer de 4 à
50 ans, commence dans un grand tonneau de chêne puis,
au fur et à mesure que le produit se concentre, il
passe au châtaignier, au cerisier et ainsi de suite
pour s’enrichir de nouvelles saveurs et aboutir dans
un tout petit tonneau de mûrier. Il paraît que
c’est dans les derniers tonneaux que le miracle se produit!
En réalité, tout le savoir-faire du producteur
artisan réside dans la juste évaluation du temps
de fermentation et de séjour d’un tonneau à
l’autre car, il est important de le rappeler, rien n’est
ajouté au produit.
L’alchimie du temps et de la main expérimentée
de l’homme produit finalement un vinaigre balsamique
qui tient davantage du condiment que du vinaigre. On l’utilise
en salade, on l’ajoute sur les viandes grillées
et on le déguste, aussi, nappé sur des fraises
ou de la crème glacée à la vanille. Lorsqu’on
a en main un cru très âgé, il arrive même
qu’on le serve en digestif après le repas. Vous
êtes surpris? Avez-vous seulement goûté
l’authentique? Votre bouteille mentionne peut-être
« vinaigre balsamique de Modène », mais
sachez que l’appellation n’est pas clairement
définie. Et il semble que des multinationales, sentant
l’engouement des consommateurs pour le divin nectar,
se sont installées à Modène afin de pouvoir
produire, sous la mention « vinaigre balsamique de Modène
», un vinaigre balsamique quelque peu dopé…
version 24 heures! C’est le plus souvent celui-là
qu’on retrouve sur nos tablettes, à prix très
abordable.
Je n’ai rien contre une telle démocratisation
du produit, tant que le consommateur en est conscient. Et
c’est justement pour clarifier la situation que les
producteurs de Modène se sont regroupés en coopérative,
en 1994 : il leur fallait sauvegarder et préciser davantage
le cahier des charges, de même que protéger l’usage
correct de la dénomination. La coopérative certifie
désormais le respect de la méthode artisanale
sous l’étiquette spéciale qu’il
faut rechercher : CABM, pour Consorzio Aceto Balsamico di
Modena. Par ailleurs, elle a déposé auprès
de l’Union européenne la demande d’enregistrement
d’IGP (Indication géographique protégée).
L’authentique vinaigre balsamique passera-t-il l’épreuve
de la modernité? Tant qu’il y aura des hommes
et des femmes qui croiront à la tradition, au savoir-faire,
aux connaissances et aux compétences incomparables
du facteur humain, il y aura de l’espoir. Tant qu’on
comprendra que le temps est, en soi, un ingrédient
précieux et unique, il y aura preneurs pour les produits
haut de gamme. Ils coûtent cher? Soit. Gardons-les alors
pour les grandes occasions. Du même coup, ça
nous rappellera l’importance de conserver, dans nos
agendas souvent trop remplis, un peu de temps pour la fête
et les grandes occasions…